Le folkeux, l'antiquaire et l'ami luthier...

Ci-dessous: l'épinette construite par Robert Rongier (à droite sur chacune des photos) au 7/5ème de son modèle d'inspiration achetée par Jean-François Dutertre chez l'antiquaire (à gauche sur chacune des photos)

Ce fut un succès immédiat et Robert Rongier en fabriqua plusieurs autres du même type, notamment pour Jean-Blanchard de la Bamboche, Gabriel Yacoub de  Malicorne, Emmanuelle Parrenin, Domique Maroutian etc. Voir le cahier de Robert Rongier ici.

Il s'avérera des années plus tard que l'épinette acquise par Jean-François Dutertre était en fait un instrument fabriqué au début du 20ème siècle par la société Coupleux à Tourcoing dans le Nord de la France pour des musiciens populaires qui connaissait une autre tradition d'épinettes que celle des Vosges. 

La première grande épinette du folk français n'était donc pas de pure ascendance vosgienne mais était le résultat d'une hybridation entre la grande épinette dite (à tort ou à raison) de Gérardmer et une cithare commerciale du Nord de la France, elle-même inspirée à l'évidence - au moins pour la caisse supérieure frettée - des petites épinettes du Val d'Ajol (même taille et même forme des ouïes). Quoiqu'il en soit, l'instrument original qui venait de naître, grâce aux possibilités musicales qu'il permettait, fera florès et que le disque ("L'épinette des Vosges", titre sans doute quelque peu malheureux) de Jean-François Dutertre publié au Chant du Monde en 1974 reste l'un des meilleurs du folk français. Les détails de ce disques sont ici.

Jean-François Dutertre a raconté l'histoire de son épinette construite par Robert Rongier dans plusieurs publications qu'on trouvera sur ce site à la section LECTURE! de ce site.

Sur ce sujet, signalons aussi l'échange entre Jean-François Dutertre et Jean-Jacques Révillion sur l'excellent blog "Mémoire du Folk en Nord-Pas de Calais": voir l'article de Révillion ici et la réponse de Dutertre ici.

on trouvera des photos de détails de l'épinette Coupleux ici et l'épinette Rongier ici

Les hootenannies organisés par Lionel Rocheman au Centre américain de Paris à partir de 1964 ont été le berceau du mouvement folk en France, qui s'est rapidement émancipé à partir de la création en 1969 du premier folk club à Paris : le Bourdon. Parmi les membres fondateurs et ceux de la première heure, beaucoup allaient devenir des figures importantes du folk en France : Jean-François Dutertre, Jean-Loup Baly, Emmanuelle Parrenin, Jacques Ben Haïm (Ben), John Wright, Catherine Perrier entre autres. Ces jeunes musiciens, d'abord influencés par le folksong américain, voulaient pratiquer une musique non élitiste et jouaient au début surtout de la guitare, du banjo, du violon, de la vielle (déjà) et du dulcimer (des Appalaches). Un jour, un de ces musiciens, Dominique Maroutian (joueur de banjo) signale à Jean-François Dutertre qu'il existe un équivalent au dulcimer en France, il l'a entendu sur un disque des Ménestrels de Gérardmer ("Folklore des Vosges, épinettes... chants... danses" - écouter ici). Ça tombait bien, car la bande de musiciens cherchaient justement des instruments européens et français en particulier pour accompagner les chansons issues des traditions orales francophones auxquelles ils s'intéressaient. Dominique Maroutian commande une épinette à Christian Leroi-Gourhan, luthier amateur qui fournissait les membres du Bourdon. C'est donc la toute première épinette du folk qui sera malheureusement perdue, oubliée malencontreusement par Dominique Maroutian dans le métro (peut-être un acte manqué, selon lui !) Jean-François Dutertre en commandera lui-aussi une. Christian Leroi-Gourhan était bon musicien mais piètre luthier, et ces premières épinettes - grands instruments à cinq cordes avec des clefs en bois - étaient grossières. Les musiciens folkeux ont maintenant leurs épinettes mais ignorent encore tout de la façon d'en jouer. Jean-François Dutertre avait trouvé un disque des Gauch'nots et Gauch'nottes qui comprenait deux solos par Madame Laure Gravier (écouter ici). Un petit groupe (Jean-François Dutertre, Jean-Loup Baly, Emmanuelle Parrenin et Ben (Jacques Benhaim) partent dans les Vosges pour la rencontrer. Ils rencontrent par la même occasion Jules Vançon, fabricant d'épinettes, auquel ils commandent plusieurs instruments. On trouvera plus de détails sur ces enquêtes réalisées par le folk club le Bourdon en 1970 (par Jean-François Dutertre, Jean-Loup-Baly, Emmanuelle Parrrenin (et Ben ?); puis en juin 1971, Jean-François Dutertre muni de sa caméra 16 mm et accompagné de Claude Lefebvre) et enfin en 1972 (Jean-François Dutertre accompagné de Robert Rongier et Dominique Lemaire)  plus bas ou directement en cliquant ici.

C'est à cette époque que Jean-François Dutertre, trouva dans la boutique d'Alain Vian (le frère de Boris Vian), un antiquaire spécialisé situé dans le quartier de l'Odéon à Paris une petite cithare pourvue d'une double caisse de résonance qui lui donnait des allures lointaines de dulcimer. Le marchand expliqua qu'il s'agissait d'une épinette des Vosges. Il existait en effet dans les Vosges, au Val d'Ajol, une petite cithare qu'on posait sur une table pour en jouer et qui possédait, comme l'instrument de l'antiquaire, des cordes mélodiques tendues au dessus d'une touche frettée diatonique (les chanterelles) et des cordes d'accompagnement (les bourdons) tendues sur le reste de la table d'harmonie. Mais l'instrument connu dans les Vosges n'avait pas de double caisse de résonance et se présentait sous la forme d'une petite caisse parallélépipédique oblongue; de plus, il ne possédait le plus souvent que deux chanterelles et trois bourdons alors que celui acheté par Jean-François Dutertre était pourvu de sept cordes, probablement trois chanterelles et quatre bourdons au vu de la répartition et de la position des chevilles métalliques d'accordage sur la tête de l'instrument. Du fait de son mauvais état, l'instrument n'était pas jouable et Jean-François Dutertre demanda alors à Robert Rongier, qui s'essayait à la fabrication de dulcimers pour ses amis du Bourdon, de lui fabriquer un instrument en s'inspirant de celui qu'il venait d'acquérir mais de plus grande taille (ce qui permettait un accordage plus adéquat à l'accompagnement du chant), comme celle des grandes épinettes dites de Gérardmer (popularisée par Jean Grossier et son groupe folklorique des Ménestrels de Gérardmer). Enfin, il préféra réduire le nombre de cordes à cinq (deux chanterelles et trois bourdons) comme sur les petites épinettes encore fabriquées et jouées au Val d'Ajol. Jean-François Dutertre avait à cette époque eu l'occasion de rencontrer ces deux types d'épinettes lors de ses voyages d'études de 1970, 1971 et 1972 dans les Vosges. Enfin, il opta pour une touche très plus large pour permettre le dédoublement des chanterelles et le jeu aux doigts (sans noteur) qui permettait de faire quelques accords simples. Robert Rongier se mit à l'ouvrage et c'est ainsi que que quelques semaines plus tard naissait la première épinette du mouvement folk français (même si Christian Gourhan avait déjà fabriqué quelques épinettes, c'est celle de Robert Rongier qui est à l'origine de la vogue de l'épinette dans le folk)..

Les enquêtes dans les Vosges en 1970, 1971 et 1972 par le folk club Le Bourdon

L'enquête sur le terrain se déroule en trois temps, sur trois années successives:

Une première visite dans les Vosges a lieu en août 1970, au Val d'ajol chez Laure Gravier (joueuse d'épinette) et Jules Vançon (fabricant d'épinettes). Jean-François Dutertre est accompagné de Jean-Loup Baly, Jacques Ben Haïm et Emmanuelle Parrenin. L'équipe enregistre les deux informateurs.

Jean-François Dutertre y retourne pendant l'été 1971 accompagné cette fois de Claude Lefebvre pour commencer le tournage d'un film 16 mm sur le fabricant Jules Vançon.

Enfin, en septembre 1972, nouveau passage de Jean-François Dutertre pour finir le film commencé un an plus tôt, accompagné cette fois de Robert Rongier (le luthier amateur ayant fabriqué la fameuse épinette - qui était monteur et preneur de son de profession). Dominique Lemaire était aussi du voyage et prendra un grand nombre de photographies. Ils rencontreront à cette occasion d'autres joueurs: René Richard et le couple Claudel, ainsi que, dans la région de Gérardmer , Jean Grossier qui avait crée un modèle d'épinette dite de Gérardmer sur la base d'un instrument retrouvé dans la région, et Madame Marchal, joueuse de ce type de grande épinette.

Tous les documents recueillis lors de ces voyages sont conservés aux Archives départementales des Vosges. Ces documents sont un album de 68 photographies (qui constitue le Fonds Dominique Lemaire, cote 146 Fi, cliquer ici) ainsi que le film 16 mm et 7 heures d'enregistrements sonores (qui constituent le Fonds Jean-François Dutertre, cote  372 J, cliquer ici). 

La plupart des éléments de ces fonds n'est malheureusement pas consultable en ligne, mais on peut tout de même écouter deux compilations d'enregistrements (l'une de 30 minutes -  "Enregistrements perdus d'août 1970" - et l'autre de 43 minutes - "372 J 2/1 - Jules Vançon (14 septembre 1972)") où l'on entend la joueuse Laure Gravier et le fabricant Jules Vançon. Laure Gravier est décédée peu après ces enregistrements, en novembre 1970.

Dans un intéressant article de 2017 intitulé "Un instrument, deux enquêtes de terrain, des archives : l'épinette des Vosges et ses dispositifs documentaires (1957, 1970-1972)", François Gasnault compare les approches et les méthodes d'enquêtes des "folkeux" du Bourdon (1970-1972) et des chercheuses du Musée National des Arts et Traditions Populaires (1957). Pour consulter cet article de François Gasnault:  au choix, vers une version image sur ce site ici, ou vers le site HAL où l'article a été mis en ligne ici.

Jean-François Dutertre 1972 - (Photo Dominique Lemaire)

Laure Gravier, 1970 - (Photo Dominique Lemaire)

Monsieur Richard - (Photo Dominique Lemaire)

Jules Vançon - (Photo Dominique Lemaire)

Jules Vançon - (Photo Dominique Lemaire)

Monsieur et madame Claudel - (Photo Dominique Lemaire)

Madame Marchal - (Photo Dominique Lemaire)

Jules Vançon - (Photo Dominique Lemaire)

(Photo Dominique Lemaire)

Jules Vançon - (Photo Dominique Lemaire)

(Photo Dominique Lemaire)

(Photo Dominique Lemaire)

(Photo Dominique Lemaire)

(Photo Dominique Lemaire)

La vieille épinette de l'antiquaire :

Épinette Coupleux

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Voir ici sur le blog "Mémoires du Folk en Nord Pas de Calais" l'article de Jean-Jacques Révillion sur les épinettes fabriquées par la Maison Coupleux à Tourcoing ainsi qu'un résumé du livre d'Olivier Carpentier.

Les recherches de l'association Traces ont révélé que cette épinette ne provient pas des Vosges mais est en fait une épinette du Nord, fabriquée par la maison Coupleux à Tourcoing. Probablement dans les premières années du XIXème siècle. La Maison Coupleux était basée à Tourcoing où elle possédait par ailleurs un atelier de fabrication. Elle aurait commencé a fabriquer et commercialiser des épinettes à partir de 1895. Ci-dessous, une page extraite du catalogue de 1908. Le modèle 2216 correspond manifestement à l'épinette ancienne photographiée acheté par Jean-François Dutertre et photographié ci-dessus.

Il s'agit de l'épinette que Jean-François Dutertre a achetée en 1971 ou 1972 et qui figure en couverture du disque de la collection "Spécial instrumental" "L'épinette des Vosges" paru en 1974 au Chant du Monde.

La première épinette du folk :

Épinette Robert Rongier

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L'épinette est numérotée, signée et datée

N° 3 Robert Rongier, Asnières, 1972

(indications visible par l'ouïe à gauche du sillet - les numéros 1 et 2 étaient des dulcimers)

Encore plus de photos de détails de cette épinette ici.

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Cette épinette a été fabriquée en 1972 par Robert Rongier à la demande de Jean-François Dutertre. Elle s'inspire du modèle ancien de la Maison Coupleux trouvé chez l'antiquaire mais ne possède que cinq cordes (deux chanterelles sur une touche large qui permet de leur dédoublement) et a une taille plus grande (7/5 du modèle original). Cet instrument peut vraiment être considéré comme la première épinette folk : elle réunit différentes caractéristiques qui ne sont jamais associées dans les modèles traditionnels ou anciens et en constitue une synthèse originale, Elle a été fabriquée pour l'un des fondateur du mouvement folk en France. Jean-François Dutertre, qui  l'utilisera pour son disque "mythique" au Chant du Monde (1974) et qui sera à l'origine d'un engouement pour l'épinette dans le milieu folk, voir les détails sur ce disque ici.

Robert Rongier en mars 2023 faisant sonner l'épinette construite par lui en 1972 (photo Jean-François Mazet)

Extrait du cahier de Robert Rongier, photo de 1972 montrant l'épinette finie. Avec son autorisation (photo Jean-François Mazet).

Extrait du cahier de Robert Rongier, quelques épinettes de type Val d'Ajol fabriquées par lui). Avec son autorisation (photo Jean-François Mazet).

Extrait du cahier de commande de Robert Rongier

(avec son aimable autorisation)

(Photos Jean-François Mazet)

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Le disque du folkeux épinettiste :

"L'épinette des Vosges" - Jean-François Dutertre, 1974

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Jean-François Dutertre a enregistré ce disque special "épinette" avec l'instrument commandé à Robert Rongier, d'après le modèle d'épinette ancienne à double caisse qu'il avait achetée à un antiquaire spécialisé de la place des Vosges à Paris en 1971 ou 1972 (plus d'infos sur l'épinette Rongier ici).

Cet enregistrement posera un jalon essentiel dans l'histoire du folk français et provoquera un engouement pour l'instrument parmi les "folkeux". Nombreux sont ceux qui s'essayèrent à fabriquer une épinette simple, en stage ou dans leur garage, et/ou dont ce fut le premier instrument de musique, appris en jouant avec le disque et/ou au cours des stages qui fleurirent au cours des années 70. Le stage de la Maison de la Culture et des Loisirs (MCL) de Gérardmer a été l'un des plus célèbres et des plus fréquentés. Les instructeurs réguliers étaient Jean-François Dutertre et Jean-Loup Baly ainsi qu'Emmanuelle Parrenin et Michel Colleu pour quelques éditions de ce stage.

Indépendamment de son immense intérêt pédagogique et informatif concernant l'utilisation musicale qui peut être faite de l'épinette, ce disque est par ailleurs à mon avis l'un des meilleurs qu'ait produit le mouvement folk français. Il y règne une spontanéité et une chaleur dans les voix et les arrangements qui me transportent à chaque écoute.

On peut écouter l'intégralité de ce magnifique disque ici