Alors ici, on va en apprendre sur la relation de l'archet avec notre instrument, et on en arrivera à douter et peut-être même à être totalement convaincu que le jeu à l'archet, qui consiste à frotter les petites cordes de notre cithare favorite avec ledit ustensile, n'a pas été au cours de l'histoire limité à l'Islande et son langspil.

À la rencontre entre autres des Frisons du XVIIème siècle, de la secte des mennonites en Pennsylvanie, des Finlandais de Carélie, des Islandais, des Scandinaves joueurs de psalmodikon, et tout à la fin, du folk français avec Jean-Loup Baly!

ET L'ARCHET?

En 1619, Prætorius publie son "Syntagma Musicum" en trois volumes. Dans la partie "Organographia" du deuxième volume, il décrit de nombreux instruments de musique de son temps, et la partie "Sciagraphia" contient des planches sur lesquelles les instruments sont représentés. À la page 57, un instrument nommé "Scheitholt" (bûche) est décrit, et il est représenté en perspective avec plusieurs autres instruments sur la planche XXI (référence 8 de la planche; voir photos ci-dessous). Dans son texte, Prætorius indique que l'instrument est très peu connu, et que c'est justement la raison pour laquelle il en fait une description, bien que ce soit un instrument de gueux. Malgré le fait que Prætorius indique que les cordes sont grattées à l'aide du pouce droit, l'inclusion de l'instrument dans la planche XXI, planche qui ne comporte que des instruments exclusivement joués à l'archet (y compris la trompette marine ou "Trumscheidt"), suggère fortement que ledit "Scheitholt" pouvait aussi se jouer à l'aide d'un archet.  Un archet isolé est d'ailleurs représenté sur cette planche d'illustrations dont la présence semble indiquer sa possible utilisation pour jouer des trois instruments qui en sont dépourvus sur la planche d'illustrations (la trompette marine - référence 7, le violon ténor - référence 5 et l'épinette ou bûche - référence 8).

Pour une transcription et traduction en français du texte de Prætorius, voir ici sur ce site.

Claas Douwes - qui écrit en 1699 en Frise, province située au Nord-Est des Pays-Bas, frontalière avec l'Allemagne - indique explicitement que le jeu à l'archet est l'une des deux façons usuelles de jouer du "Noordsche Balk". 

Voir la transcription et traduction en français du texte de Douwes ici sur ce site.

Il est aussi intéressant de noter que chez Douwes comme chez Prætorius, l'instrument est décrit juste après la trompette marine, qui se joue exclusivement à l'archet. Et c'est encore le cas chez Diderot et D'Alembert en 1777. Voir plus de détails sur cette publication ici.

On peut lire et entendre régulièrement que l'utilisation de l'archet pour jouer des cithares qui font l'objet de ce site serait spécifique à l'Islande, avec le langspil.

Il semble pourtant que le jeu à l'archet ait été dès les origines l'une des façons habituelles de faire sonner ce type d'instruments. Dès la première description par l'auteur allemand Prætorius (Wolfenbüttel en Basse-Saxe) en 1619, on trouve une indication implicite, qui est confirmé de façon explicite en 1699 par l'auteur néerlandais Douwes  (Franeker/Tzum, Frise).

Extrait de la planche 4 du Supplément à l'encyclopédie, 1777

Claas Douwes, 1699, pages 118-119, section XIV, Van Noordsche Balken

Au musée frison de Leeuwarden aux Pays-Bas se trouve un grand "hommel" ou "Noordsche balk" probablement du XVIIème siècle, conservé avec son archet. C'est une confirmation de ce qui figure déjà dans Douwes en 1699.

Au tournant des XIXème et XXème siècles, la société Coupleux établie dans la Nord à Tourcoing commercialise des modèles d'épinettes fabriquées de façon semi-industrielle dont plusieurs exemplaires ont été retrouvés. Dans le catalogue de 1908, le modèle N° 2217 - dont aucun exemplaire n'a malheureusement été retrouvé, peut-être n'a-t-il jamais été fabriqué ? - est manifestement destiné à être joué avec un archet car, en plus de la forme de sa caisse de résonance identique à celle d'un violon, l'instrument présente un chevalet surélevant les cordes et placé au milieu de la table d'harmonie.

Voir ici plus d'information sur les épinettes fabriquées par la Maison Coupleux à Tourcoing.

Aux USA, on retrouve des attestations du jeu à l'archet du dulcimer dit des Appalaches, majoritairement en Pennsylvanie et en en Virginie et plus sporadiquement dans le Kentucky.

Dans le Kentucky, la première attestation est l'instrument conservé à la Smithsonian Institution de Washington D.C. Il s'agit d'un dulcimer ancien (avant 1850) fabriqué à Grider par un certain George Daugherty (né en 1806). Malgré la forme plate du sillet, l'instrument a été retrouvé accompagné d'un archet. La deuxième est représentée par Leah Smith de Big Laurel dans la Harlan County dans le premier quart du XXème siècle, qui, en plus du jeu aux doigts ou plectre, utilisait aussi l'archet pour jouer de son dulcimer (son dulcimer est de forme dite sablier, le type le plus répandu au Kentucky). D'après Evelyn Wells qui a rencontré l'informatrice et pris la photo, cette façon de jouer était une tradition familiale et Leah Smith était la seule de toute la région à jouer avec un archet. 

Madame Leah Smith, Big Laurel, Harlan County, Kentucky (USA), vers 1920, photo Evelyn K. Wells (tiré de l'album de Ethel Wright - Pine Mountain Settlement School)

Dulcimer conservé au Smithsonian Institution à Washington D.C. (référencé A31 dans l'ouvrage de L. Allen Smith, 1983)

Les attestations du jeu à l'archet en Pennsylvanie sont beaucoup plus nombreuses Pour plus de détails, on se référera à  l'ouvrage de L. Allen Smith, "A Catalogue of Pre-Revival Appalachian Dulcimers", University of Missouri Press, 1983, qu'on peut consulter ici, et dont les  photographies en noir et blanc des dulcimers présentés ici sont tirées.

(3) Dulcimer (date inconnue) conservé au Landis Valley Farm Museum, Landis Valley, Pennsylvania, n° F11.493 (référencé A15 dans l'ouvrage de L. Allen Smith, 1983)

(2) Dulcimer (date inconnue mais avant 1921) conservé au Bucks County Historical Society, Mercer Museum, Doylestown, Pennsylvania, n° 17822 (référencé A11 dans l'ouvrage de L. Allen Smith, 1983)

(5) Dulcimer (date inconnue, mais avant 1919) conservé au Bucks County Historical Society, Mercer Museum, Doylestown, Pennsylvania, n°13824 (référencé A12 dans l'ouvrage de L. Allen Smith, 1983)

(1) Dulcimer (avant 1897) conservé au Bucks County Historical Society, Mercer Museum, Doylestown, Pennsylvania, n° 7280 (référencé A13 dans l'ouvrage de L. Allen Smith, 1983)

(4) Dulcimer (1875) de Henry Lapp conservé au Bucks County Historical Society, Mercer Museum, Doylestown, Pennsylvania, n° 5251 (référencé A10 dans l'ouvrage de L. Allen Smith, 1983)

(6) Cet instrument (vers 1865) conservé au Bucks County Historical Society à Doylestown, Pennsylvania, n°726 (référencé A14 dans l'ouvrage de L. Allen Smith, 1983) - cet instrument est très inspiré du violon, avec un chevalet très courbe, quatre cordes au dessus d'une touche dépourvue de frettes.

Jón Ásbjörnsson (1821 – 1905), joue du langspil à Borgarnes (Islande), 1897. Photo Árni Þorsteinsson (?)

Inconnu, ferrotype du 19ème siècle - l'instrument pourrait être un dulcimer, un langspil, un hommel?

Joueur anonyme de psalmodikon

En France, le jeu à l'archet a été remis à l'honneur pendant les années folk et après par Jean-Loup Baly, pionnier du mouvement folk en France, membre fondateur du premier folk club français Le Bourdon à Paris et du groupe Mélusine. Cette technique est présenté et mise en pratique dès le disque de Jean-François Dutertre "L'épinette des Vosges" au Chant du Monde paru en 1974 auquel participe activement Jean-Loup Baly. Il a ensuite utilisé cette technique sur diverses épinettes, des Vosges (fabriquées par Jules Vançon) ou du folk (fabriquées par James Trussart - voir ici -, Louis Georgel - voir ici et ici - entre autres) pendant toute sa carrière de musicien, chanteur et conteur. Le son de l'épinette à archet se marie particulièrement bien avec celui de l'épinette jouée en arpège pour accompagner le chant. Cette recette a donné naissance à des morceaux parmi les meilleurs du groupe Mélusine.

Voir un exemple ici sur youtube - Virelais "Douce Dame Jolie" de Guillaume de Machaut, par le groupe Mélusine, vers 1979.

Écouter un autre exemple sur youtube ici à 8:06 - "Le tueur de femme" par Jean-François Dutertre et Jean-Loup Baly.

Jean-Loup Baly jouant à l'archet une grande épinette Louis Georgel, années 1980

Jean-Loup Baly et Jean-François Dutertre à Zuydcoote, 1981 (photos de Carine Thomas-Leininger).

Jean-Loup Baly et Jean-François Dutertre (festival de Pons, 1973) (photo Dominique Lemaire).

Cithare à archet similaire à celle inventée par Johann Petzmayer dans la première moitié du XIXème siècle. Photo MET, NY.

Grand hommel ou Noordsche balk conservé au musée frison de Leeuwarden (NL).

Il semble donc que le jeu à l'archet était relativement répandu dans les Appalaches et surtout en Pennsylvanie et en Virginie. Les dulcimers anciens retrouvés dans cet état sont tous du type "Scheitholt", c'est à dire de forme allongée et parallélépipédique. Henry C. Mercer, qui les appelle "German Zithers", a publié en 1923 une petite étude les concernant (qu'on peut lire ici). Joseph Lapp, le fils de Henry Lapp qui avait fabriqué son propre dulcimer, voir photo ci-dessus (4), indique à Mercer qu'il n'a jamais entendu ou vu de "zitter" jouée autrement qu'avec un archet. Le même informateur ajoute que son père utilisait avec un archet classique de violon et qu'il en jouait pour s'accompagner lui-même lorsqu'il chantait des hymnes allemands. il jouait toujours debout, l'instrument posé sur un table. Le chevalet original de l'instrument était légèrement courbé et ses cordes étaient en boyau. La famille lapp était membre de la communauté mennonite. Un autre instrument retrouvé (voir ci-dessus (1)) avec son archet d'origine ainsi que celui figuré en (6) proviennent aussi tous les deux de la communauté mennonite.

Les mennonites de Pennsylvanie privilégiaient donc apparemment  le jeu du "zitter" à l'archet.

La Pennsylvanie a en effet été le lieu d'une forte implantation de mennonites, constituant une secte religieuse protestante anabaptiste, créée autour de la pensée du religieux frison Menno Simons (1496-1561). L'influence de celui.ci a été très importante aux Pays-Bas et en Allemagne au XVIème siècle et durant tout le XVIIème siècle, jusqu'en Suisse et en Alsace. Beaucoup des mennonites vont s'expatrier, notamment au Canada et en Pennsylvanie aux USA. Les premiers mennonites qui s'installent en Pennsylvanie sont justement originaires d'Allemagne (notamment de la région de Krefeld, proche des Pays-Bas) et du sud de la Suisse.

Henry Mercer, dans son intéressante analyse sur l'origine possible du jeu à l'archet chez les mennonites, cite Douwes, envisage la Noordsche balk, la trompette marine, et une cithare à archet inventée par Johann Petzmayer (1804-1885, voir photo ci-dessous). Wilfried Ulrich ("Die Hummel, Geschichte eines Volksmusik-Instrumentes", Museumsdorf Cloppenburg, 2011) voit un lien avec le psalmodikon, que Mercer ne cite pas. Mais le psalmodikon - mis au point et/ou popularisé en Suède par Johan Dillner au début du XIXème siècle était souvent utilisé pendant les cérémonies religieuses dans les petites communautés reculées à la place de l'orgue, ce qui n'étaient pas le cas des dulcimers à archet des mennonites de Pennsylvanie.

Au vu de ce qu'on a vu plus haut concernant le jeu à l'archet attesté dès le XVIIème siècle aux Pays-Bas et en Allemagne, et sachant que beaucoup de mennonites étaient justement originaires de ces zones ou les ont traversées, il parait raisonnable de penser que la pratique de jeu à l'archet était déjà en cours au sein de certains groupes de mennonites qui l'auraient alors naturellement "exportée" avec eux en traversant l'Altantique. Pourtant Mercer semble douter de cette possibilité. Quant au psalmodikon, qui fait l'objet d'une section spéciale sur ce site, voir ici,  il  pourrait aussi être considéré comme inspiré de cette même pratique de jeu à l'archet déjà ancienne dans en Europe à l'époque de sa mise au point. Et on pourrait même considérer le langspil islandais comme une "Noordsche Balk", jouée comme indiqué par Douwes en 1699... avec un archet. Le langspil fait aussi l'objet d'une section spéciale sur ce site, ici.

En Finlande, dans l'ancienne province de Carélie, à Ilomantsi socken, l'anthropologue Gustav Retzius a retrouvé deux types de kantele particuliers qu'il décrit aux pages 137 et 138 de son ouvrage d'anthropologie "finska kranier" publié à Stockholm en 1878. Ces deux instruments, qu'il réunit sous la dénomination de "harpakantele" (stråkkantele ou kanteleharppu) se jouent avec un archet. L'un des deux, non fretté et à trois cordes, est manifestement (d'après l'illustration) l'instrument qu'on connaît aujourd'hui sous le nom de jouhikantele, ou jouhikko, une sorte de petite lyre. L'autre par contre possède une série de frettes sous une corde. Curieusement, La description textuelle de Retzius, qui indique pour ce deuxième type de kantele la présence d'une corde unique ne correspond à l'illustration à laquelle le texte renvoie, qui montre clairement un instrument à deux cordes, dont une est la corde mélodique puisque tendue au dessus des frettes, et l'autre plus courte d'un tiers (à l'évidence jouant le rôle de bourdon). Cette incohérence se retrouve dans le texte de la légende. Quoiqu'il en soit, cet instrument finlandais de Carélie est très apparenté aux instruments qui nous intéresse dans ce site.

Il ressort à mon avis clairement de tout ce qui précède que le jeu à l'archet n'apparaît pas être une spécificité du langspil islandais mais a été utilisé un peu partout et depuis longtemps.

Mais pour être complet, il faut aussi mentionner la théorie de la musicologue danoise Hortense Panum. D'après elle, le jeu à l'archet de l'instrument de ce type d'instrument serait né en Islande : le langeleik serait arrivé en Norvège se serait transformé en instrument à l'archet. L'Islande connaissait alors une tradition de jeu à l'archet sur un autre instrument beaucoup plus ancien: le fiðla, une sorte de cithare / lyre archaïque sur caisse sans touche et sans frette; au contact de cette tradition déjà ancienne, les joueurs auraient naturellement transposé le jeu à l'archet au langeleik arrivé de Norvège, en en réduisant naturellement le nombre de cordes. Ce nouveau type de jeu aurait ensuite été réimplanté en Europe et ce serait l'explication de l'appellation "Noordse Balk" (poutre nordique ou scandinave et la mention explicite en 1699 par Claas Douwes de la possibilité d'utiliser un archet pour en jouer. Concernant le curieux "kanteleharpa" trouvé en Carélie (voir ci-dessus), Hortense Panum pense qu'il s'agit là du résultat d'une "tentative" finlandaise d'adaptation des instruments de type "Scheitholt"- répandue en Scandiavie - au jeu à l'archet.

le fiðla, tel que représenté sur un timbre islandais de 1985.

le fiðla lors d'une "démonstration" par Jakob Árnason au début du XXème siècle.

Toutefois, après tout ce qu'on a vu plus haut, et en tenant compte aussi de l'utilisation prédominante de l'archet par les mennonites - pour beaucoup originaires des Pas-Bas et d'Allemagne - , il me semble plus probable que l'idée du jeu à l'archet du Scheitholt et du Noordse Balk soit directement dérivable du jeu du monocorde médiéval, dans sa version "trompette marine", laquelle a été, comme on l'a vu plus haut, régulièrement associée au "Scheitholt" ou "Noordse Balk". Ceci n'empêche d'ailleurs pas que la pratique du fiðla en Islande ait pu jouer un rôle dans la prédominance importante du jeu a l'archet du langspil par rapport au grattage ou pincement des cordes dans cette Île.

Sur les cithares à archet en général, voir un très bon article (en anglais) ici

Stråkkantele ou kanteleharppu, Scenkonstmuseet, Stockholm, photo Mikael Bodner.

Détail d'une photo des années 1930. Repise du site https://www.themagazineantiques.com/article/the-virginia-dulcimer/

(7) Dulcimer de type Scheitholt retrouvé avec sa boîte, sa clef d'accordage et son archet. Repise du site https://www.themagazineantiques.com/article/the-virginia-dulcimer/

En Virginie également, le jeu à l'archet était répandu. Voir à ce sujet un excellent article ici (les deux photos qui suivent sont reprises de ce site). Voir aussi le livre de Ralph Lee Smith "Appalachian Dulcimer traditions", 1997, chapitre 3 "The Dulcimer in Viirginia and the Melton Family".

Earl Mullins, Tennesse en limite de la Virginie. Repise du site https://mondo-blogo.blogspot.com/2010/06/musical-instruments-of-southern.html