ÉPINETTES PIEFFORT PARIS
Nous sommes entre 1890 et 1910, dans un grand hôtel, un casino de station balnéaire ou thermale, dans une grande brasserie parisienne, dans un cercle mondain, ou encore à la terrasse d'un café bourgeois de Paris ou d'une grande ville de province; un grand rouquin à moustache, élégamment vêtu et portant nœud papillon, joue des airs à la mode sur un petit instrument de sa fabrication (il est luthier) - une petite épinette du genre du Val d'Ajol - posée sur une table qu'il a lui-même apportée et montée.
Paul Isidore Pieffort, né à Paris en septembre 1856, a été actif comme luthier et musicien épinettiste depuis au moins 1889 jusqu'à sa mort en septembre 1915. Il a connu un certain succès à partir de 1890 avec en 1894 des articles à son sujet dans le fameux journal La Nature, des journaux anglais et même américains et, en 1900, une médaille de bronze obtenue pour son modèle d'épinette présentée à l'exposition universelle de Paris. Vers 1901, il fait don de trois de ses instruments au musée de la musique de la Philharmonie de Paris. Pieffort se présente comme le rénovateur de l'épinette du Val d'Ajol, lui ayant ajouté une sixième corde - pour les demi-tons -, l'ayant pourvue de mécaniques de mandoline - au lieu du système de chevilles en bois des épinettes du Val d'Ajol - et utilisant des bois précieux et exotiques pour sa fabrication. Il se voulait aussi pédagogue et a publié une méthode en 1894, et se produisait parfois en duo lyre - épinette avec sa femme (Harriet, une anglaise de Douvres) qu'il présentait comme son élève.
On en apprendra ici un peu plus sur ce personnage pour le moins original qui a joué un rôle indéniable dans la diffusion de l'épinette dans la société bourgeoise au tournant des XIXème et XXème siècles.
Paul Isidore Pieffort en action.
Dessin de Jean-François Mazet, 2024 - Crayons de couleur sur papier, 42 x 30 cm.
Paul Pieffort (1856 - 1915) a été actif comme luthier (fabricant d'épinettes) et musicien épinettiste de 1889 jusqu'à sa mort en 1915. Il s'est toujours présenté comme le rénovateur de l'épinette des Vosges et il a toute sa vie essayé de promouvoir la pratique de cet instrument. Ses épinettes ressemblent beaucoup à leurs modèles du Val d'Ajol mais sont de plus belle facture, faites dans des bois plus précieux et exotiques, possèdent (presque toujours) six cordes, ont une tête pourvue de mécaniques (au lieu des chevilles de violon en bois des "modèles" vosgiens de l'époque) et l'indication (par marquage ou même parfois par frettage) des demi-tons sur une ligne parallèle à la touche diatonique, au milieu de la table d'harmonie.
Une belle épinette de Pieffort, vue sur le site d'un antiquaire britanique.
cliquer sur la première image de la galerie pour visualiser en diaporama plein-écran
Ce qui frappe d'emblée , c'est le profil du chevillier fait d'une seule pièce et qui déborde sous l'instrument pour former un pied assez haut qui soulève le haut de l'instrument lorsqu'il posé sur une table en position de jeu.
Le profil particulier de la tête d'une épinette Pieffort formant un pied surélevant l'instrument lorsqu'il posé sur la table en position de jeu. Instrument E.1626, musée de la musique / philharmonie de Paris.
cliquer sur la première image de la galerie pour visualiser en diaporama plein-écran
Une épinette Pieffort conservée au Musée des Instruments de musique de Bruxelles, voir ici.
Épinette du Musée des Instruments de Musique de Bruxelles
Trois des quatre épinettes sont signées Pieffort et ont été déposées au musée par Pieffort lui-même (longueur totale respectivement de haut en bas 593 mm, 765 mm, 690 mm; numéros d'inventaire de haut en bas : E.1626, E.1627, E.1628 (voir le site du musée ici).
La mention du don des trois instruments par Paul Piefffort lui-même au musée du conservatoire national figure dans le troisième supplément au catalogue de 1903 (le deuxième supplément ayant été publié en 1899, le don se situe donc forcément entre ces deux dates, probablement en 1901).
cliquer sur la première image de la galerie pour visualiser en diaporama plein-écran
Épinettes conservées au Musée de la musique à Paris
cliquer sur la première image de la galerie pour visualiser en diaporama plein-écran
cliquer sur la première image de la galerie pour visualiser en diaporama plein-écran
Photographies de détails des trois épinettes du musée de la musique / philharmonie de Paris Numéros d'inventaire de gauche à droite : E.1626, E.1627, E.1628
Ces trois épinettes sont estampillées, et la plus large, qui est aussi probablement la plus ancienne, possède une étiquette collée au fond de la caisse, visible par la plus grande des ouïes, figurant une muse jouant de l'épinette (tenue comme une harpe, de façon complètement improbable et injouable puisque positionnée de telle sorte que sa touche se trouve sur le côté). un angelot, et un buste figurant un personnage ressemblant à un dieu mythologique; l'étiquette porte aussi les mentions : L'Épinette, P. PIEFFORT, PROF.R, FABR.T, 181 RUE ORDENER. PARIS.
La quatrième épinette ne porte aucune signature de fabricant mais elle est quasiment identique à celle portant le numéro d'inventaire E.1626 et qui, elle, est signée. Cette instrument est en dépôt au Musée de la Musique mais fait partie des collections du Musée des Arts Décoratifs de Paris. Longueur totale 59 cm; Numéro d'inventaire D.AD.48902.
Photographies de détails de l'épinette, numéro d'inventaire : D.AD.48902
cliquer sur la première image de la galerie pour visualiser en diaporama plein-écran
Figure extraite de la méthode publiée par Pieffort en 1894.
Pieffort n'indique pas comment il faut procéder pour obtenir les demi-tons en jouant avec un bâton de roseau (noteur - seule méthode de jeu qu'il indique - il ne joue jamais "aux doigts"). Cela semble d'ailleurs encore plus difficile à obtenir sur l'instrument qu'il décrit dans sa méthode qui ne possède pas la deuxième rangée de frettes.
L'épinette Pieffort possède six cordes réparties en trois groupes de deux : deux chanterelles / deux premiers bourdons servant à donner les demi-tons si nécessaire / et deux autres bourdons.
Sur certains de ces instruments, la position des demi-tons est indiquée (par simple repères marqués ou incrustés) sur une ligne parallèle à la touche diatonique, au milieu de la table de l'instrument. L'emplacement des demi-tons est parfois matérialisé par des frettes et on a alors affaire à des instruments entièrement chromatiques possédant deux touches frettées parallèles, à la manière de certaines cithares hongroises à partir du XXème siècle. Comment PIeffort a-t-il eu cette idée? Aurait-il vu l'épinette chromatique signée A. Viry présente dans la collection du Baron Léry, et qui est aujourd'hui conservée au musée de la musique? Mystère...
Pieffort n'a jamais caché qu'il s´était inspiré de l'instrument vosgien en vogue au Val d'Ajol. à parttir de 1894, il se présente comme le rénovateur de l'épinette des Vosges. Quelques instruments conservés semblent correspondre aux résultats de ces premiers essais dans cette voie (photos ci-dessous. Ces instruments ne correspondent pas aux épinettes Pieffort habituelles fabriquées à partir des années 1890 puisqu'elles ne possèdent que quatre cordes (au lieu de six) et sont de très petite taille (moins de 440 mm en tout). Il possible aussi que ces instruments aient été réalisés pour des enfants. Il peut aussi s'agir d'instruments simplifiés et vite fabriqués destinés à être offerts (ou plutôt vendus) en loterie à la fin des représentations ? Mystère... Le premier instrument se trouve dans la collection de Thierry Legros en Belgique. Le second est exposé au MIM (Musical Instruments Museum) de Phoenix en Arizona aux États-Unis, et le troisième fait partie de la colection du Scenkonstmuseet de Stockholm, et le quatrième, qui lui possède un système de clefs de mandoline, fait partie de la collection de Jean-Jacques Révillion.
Extrait de la méthode publiée par Pieffort en 1894.
Collection Jean-Jacques Révillion; repris du blog de Christian Declerck ici
Épinette de la collection de Jean-Jacques Révillion
cliquer sur la première image de la galerie pour visualiser en diaporama plein-écran
Instrument conservé au Scenkonstmuseet de Stockholm. Référencé comme "Épinette des Vosges" sous le numéro d'inventaire M1004. Longueur torale 43,5 cm.
Épinette du Scenkonstmuseet (Stockholm, Suède)
Épinette signée P. Pieffort, très semblable à celle de la collection de Thierry Legros, conservée au Musical Instruments Museum (MIM) de Phoenix (Arizona, USA). Les indications de provenance ("des Vosges" et "Val d'Ajol") sont bien entendu erronées, puisque Pieffort avait son atelier a Paris.
Épinette du MIM de Phoenix (Arizona, USA)
cliquer sur la première image de la galerie pour visualiser en diaporama plein-écran
Collection et photos Thierry Legros, Belgique
Épinette de la collection Thierry Legros
Au niveau du talon, l'estampille de Pieffort ("P. PIEFFORT" et "PARIS" inclus dans un cartouche ovale) a été (pour une raison mystérieuse...) limée ou poncée, mais on peut néanmoins toujours bien en voir la trace.
*L'Épinette en 1793"; étrange légende à ce dessin de P. Dumont, justement daté 93, pour illustrer la méthode. Et si c'est une coquille et qu'il faut lire 1893, c'est tout aussi absurde, puisqu'on voit surtout la table et la dame et très peu l'épinette, qui n'est de toute façon sûrement pas très différente de l'épinette en 1894, date de la méthode.
En 1894, Pieffort publie sa méthode d'épinette.
est indiqué en deuxième page de la méthode d'épinette qu'elle sera prochainement traduite en anglais. Je n'ai pas retrouvé d'édition en anglais de la méthode mais cette annonce n'a rien de surprenant de la part d'un homme dont la femme est anglaise et qui a lui-même vécu en Angleterre quelques années; Pieffort parle sans doute au moins un peu l'anglais et cela explique le fait qu'il ait inséré plusieurs publicités dans le New York Herald, édition européenne - Paris et qu'il ait fait l'objet d'un article dans ce même journal. Cela explique sans doute aussi qu'il ait eu les honneurs du Cassell's Family Magazine et de l'hebdomadaire américain Musical Courier en 1913 : il est d'ailleurs curieux que dans ce dernier article, il soit rapporté que Pieffort est "Scotchman by birth" (écossais par naissance) alors qu'il est né à Paris de parents eux-aussi nés à Paris. Par contre, il est probable que les Pieffort devaient avoir un lien quelconque avec la Grande-Bretagne puisque les deux frères y séjournent au moins à la fin des années 1880 et s'y marient respectivement en 1884 et 1886. De plus, la femme de Paul est bien Britannique, née Harriet Penn à Douvres (Dover). De plus, la mère de Paul Pieffort était une couturière réputée qui a eu un certain succès en France mais aussi en Angleterre comme le montre plusieurs publicités et articles publiés dans les années 1860 dans des revues britanniques.
La Nature, numéro 1226 - 28 novembre 1896, rubrique "Boîtes aux lettres", page 74
La Nature, numéro 1076 - 13 janvier 1894, pages 109-110 - collection JF Mazet.
Cet article de La Nature a été traduit en anglais et repris intégralement dans le Scientific American Supplement, Volume 37, numéro du du 24 mars 1894, page 15199. Voir ici cette version anglaise.
cliquer sur la première image de la galerie pour visualiser en diaporama plein-écran
Au début de l'année 1894, Paul Isidore Pieffort fait l'objet d'un grand article illustré dans le prestigieux journal technique et scientifique "La Nature". Outre le premier portait connu de Pieffort - en élégant joueur d'épinette -, l'instrument est représenté de façon précise. Pieffort est présenté comme ayant rénové et perfectionné un instrument rustique des Vosges : l'épinette. Il s'agit de l'épinette du Val d'Ajol, Dorothée (de la Feuillée bien connue des curistes de Plombières) y est explicitement nommée, même si elle est qualifiée de sorcière. Les modifications ou améliorations apportées par Pieffort à l'instrument vosgien sont les suivantes :
ajout d'une sixième corde (permettant au besoin de former les demi-tons);
remplacement du système de chevilles en bois de la tête par des mécaniques de mandoline (les épinettes du Val d'Ajol de l'époque sont toujours munies de chevilles bois de type chevilles de violon - c'est seulement plusieurs années plus tard que le gendre d'Amé Lambert, Albert Balandier, utilisera les mécaniques de mandolines - on peut raisonnablement penser qu'il s'est inspiré de Pieffort qui les a utilisé dès ses tout premiers modèles).
choix précis d'essence de bois, bois de rose, ébène, amarante, palissandre, faux-acajou, noyer, cerisier (les essences utilisées au Val d'Ajol à la même époque pour fabriquer les épinettes sont surtout les fruitiers et le hêtre),
design particulier du cordier qui permet de protéger la main droite du joueur des clous d'accrochage des cordes.
la forme particulière du bloc de tête qui forme un pied assez haut sous l'instrument au niveau du chevillier (cette modification pourtant très visible n'est pas mentionnée dans l'article).
Cassell's Family Magazine, (juin) 1894, rubrique "The Gatherer", page 479.
cliquer sur la première image de la galerie pour visualiser en diaporama plein-écran
Traduction :
"Une nouvelle épinette
L'"épinette Pieffort" est une forme améliorée de la petite épinette jouée par les bergers des montagnes vosgiennes. Cette dernière est constituée d'une longue boîte en cerisier avec une tête rappelant celle du violon, et de cinq cordes. Monsieur Pieffort a ajouté une corde supplémentaire, et amélioré le son de l'instrument en le faisant en bois de rose, ébène et d'autres bois. Pour jouer, l'épinette est posée sur une table et les cordes on fait sonner les cordes avec un morceau de roseau, tandis qu'on contrôle leur longueur avec l'index de la main gauche, comme on le voit sur notre gravure. L'apprentissage de l'instrument est facile, même pour une personne ne connaissant pas la musique, et il permet l'interprétation d'airs populaires aussi bien que de morceaux de genre classique."
Musical News, Londres, volume 7, 7 juillet 1894