Deux instruments en Islande

Jón Ásbjörnsson (1821 – 1905), Borgarnes, 1897. Photo Árni Þorsteinsson (?)

Eggert Helgason (1830-1910). Détail d'une photo de Johannes Klein, Hvammabær, 1898.

Dessin de Sigurður "málari" Guðmundsson, réalisé lors de sa visite au Nord de l'Islande en 1856.

le fiðla lors d'une "démonstration" par Jakob Árnason au début du XXème siècle.

le fiðla, tel que représenté sur un timbre islandais de 1985.

Le langspil est par contre muni d'une touche frettée est fait partie de la famille des instruments qui font l'objet de ce site.

Le langspil possède en général trois cordes. L'instrumentiste appuie la corde mélodique avec le pouce de sa main gauche sur la touche frettée tandis les cordes sont frottées avec un archet tenu par sa main droite.

Il existe deux instruments spécifiquement islandais, le langspil et le fiðla.

Le fiðla est un instrument assez primaire, dont les cordes sont faites traditionnellement de crin de cheval et qui se joue exclusivement à l'archet. Il est constitué d'une grosse caisse sans fond et ne possède ni touche ni système de frettes. Il est proche du tauritut inuit.

Cithare à archet Tauritut des inuits. Dessin tiré de la page 259 de l'ouvrage de Lucien M. Turner, "Ethnology of the Ungava District, Hudson Bay Territory", 1894.

Le langspil aux XVIIIème et XIXème siècles

Les premières mentions connues du langspil en Islande datent du XVIIIème siècle et se trouvent dans une lettre de Árni Magnússon datant de 1705, et dans le dictionnaire en latin de Jón Ólafsson : "Lang-spil, instrumentum musicum, fibidus instruktum". En 1772, un voyageur suédois, Uno von Trojel, décrit le langspil comme possédant six cordes en laiton et se joue avec un archet. Jón Steingrímsson en parle à deux reprises dans l'autobiographie qu'il rédige entre 1784 et 1791; il se souvient par exemple d'une fête de Noël de sa jeunesse, où le langspil accompagnait le chant des personnes présentes, et aussi d'une visite dans une ferme où la fermière lui  joua des airs -qu'il qualifie de très relaxants - sur l'instrument. Enfin, dans le journal de l'expédition menée en Islande par John Thomas Stanley en 1789, le langspil est décrit comme suit :

"C'est une pyramide sans sommet. Il a six cordes en laiton. Les cordes sont de 12,5 pouces [inches] à 37 pouces de longueur. Les dimensions de l'instrument lui-même sont de cinq pouces et demi de large sur 39 pouces de long (99 cm). Il était joué avec un archet et le son en était très mauvais."

Au début du XIXème siècle, deux voyageurs britanniques, l'un en 1809, William Jackson Hooker (publication en 1813) et l'autre en 1810, George Makenzie (publication en 1812) rencontrent également le langspil en Islande:

Makenzie nous indique que "le Lang-spiel est formé d'une caisse étroite en bois de pin, d'environ trois pieds de long, renflée à un bout, avec une ouïe et se terminant à l'autre bout comme un violon. Il a trois cordes en laiton, dont les deux premières sont accordées sur une même note, et la plus éloignée une octave plus bas. La première des deux cordes à l'unisson est tendue sur une touche frettée et on la presse avec l'ongle du pouce gauche. Les deux autres cordes ayant le même rôle d'accompagnement que les tuyaux de bourdons d'une cornemuse. L'archet frotte toutes les cordes simultanément. Bref, un monocorde avec deux cordes ajoutées pour former une sorte de basse. De près, l'instrument sonne de façon plutôt grossière, mais depuis une pièce adjacente, le son en est plutôt agréable, surtout quand deux joueurs jouent ensemble". Il indique aussi que le son leur rappelait celui du piano, ce qui suggère que l'un (ou les deux) des instrumentistes utilisait un bâton pour en frapper les cordes (?). Les deux joueurs en question n'étaient pas islandais, mais le fils et la fille de Magnús Stephensen, un gouverneur danois. Mackenzie ajoute enfin que les mélodies qu'il a entendues étaient danoises et norvégiennes. Magnus Stephensen dans "Island, I, 18 Arh." (Iceland in the Eighteenth Century) le mentionne sous le nom de langelejr, ce qui rappelle l'appellation langeleik en Norvège.

Hooker mentionne également l'archet (en crin de cheval), mais dit plus loin dans sa description : "la joueuse (la fille de M Stephensen) utilisait aussi souvent ses doigts seuls, comme pour une guitare."

Dessin du langspil joué par la fille de Magnús Stephensen, 1810. Musée National d'Islande, publié dans Hlutavelta tímans, Reijkjavik, 2004.

Vers 1840, une expédition française se rend en Islande sous la direction de Joseph Paul Gaimard. Un énorme ouvrage en neuf volumes sera publié en 1842. De nombreuses lithographies d'après les dessins de M. A. Mayer sont réunies dans les volumes de l'atlas historique. La planche 117 montre un personnage jouant du langspil. C'est la première représentation d'un joueur de langspil, même si la forme et la position de jeu ne sont sans doute pas très fidèles.

planche 117 (légende originale: "Un concert à Grimstadir - un paysan joue du lángspil (guitare islandaise) au milieu d'une réunion d'Islandais") du Tome II de "Voyage en Islande et au Groenland", sous la direction de Paul Gaimard, Atlas historique, Paris, Arthus Bertrand éditeur, 1843. Lithographie d'après un dessin de M. A. Mayer

Au début du XIXème siècle, il semble que l'instrument soit devenu rare en Islande. Ari Sæmundsen publie en 1855 à Akureyri un manuel pour jouer du langspil ("Leiðarvísirtilaðspilaálangspil") comprenant cent vingt hymnes (des psaumes) mis en musique, ainsi que des indications de construction (on peut consulter cet ouvrage ici). Il est intéresant de noter que ce manuel utilise la notation chiffrée et non la notation musicale classique sur une portée; il est plus que vraisemblable que Ari Sæmundsen se soit directement inspiré des méthodes de psalmodikon très en vogue à cette époque en Scandinavie, voir ici sur ce site la section dédiée au psalmodikon et son histoire). Cette publication provoquera un renouveau de l'instrument en Islande et Ol. Davidsen ("Izlenzkar Gatur", 1892) indique que de nombreux instruments furent construits. 

Bjarni Þorsteinsson, dans son énorme travail sur la chanson traditionnelle islandaise ("Íslenzk þjóðlög") qu'il publie en 1906, consacre trois pages au langspil (pages 73 à 75, l'ouvrage complet peut être consulté ici).

Ci-contre, la page 13 du "Leiðarvísirtilaðspilaálangspil" d'Ari Sæmundsen, 1855, donnant les proportions du langspil et les indications pour construire la touche frettée. À noter que cette touche est chromatique. Malheureusement, comme on peut le constater sur le dessin, l'espace entre les frettes n'est pas correct et beaucoup de langspil construits par des particuliers à partir de ce schema sont faux.

Eggert Helgason (1830-1910). Photo de Johannes Klein, Hvammabær, 1898.

XXème et XXIème siècles : oubli et renaissance du langspil

Les deux chanteuses Guðrún Sveinsdóttir et Anna Þórhallsdóttir ont aussi joué un rôle important dans la remise au goût du jour du langspil, notamment pour accompagner le chant. Anna Þórhallsdóttir a même enregistré un disque 33 tours en 1974 (Folk Songs of Iceland, Lyrichord LLST 7335, Albatros recording, Italie).

L'intérêt pour le langspil va diminuer progressivement et l'instrument va tomber dans un relatif oubli jusque dans les années 1950. à partir de cette période, quelques personnes se mettent à refabriquer des instruments. Friðgeir Sigurbjörnsson (1896-1983), un réparateur de guitares d'Akureyri, était aussi un des fabricants de langspil populaire.

Timbre islandais des années 1980. Dessin de Þróstur Magnússon.

Anna Þórhallsdóttir chez elle. Photo Hans Jóhannsson

Le disque 33 tours d'Anne Þórhallsdóttir et sa notice, 1974

Ce regain d'intérêt se reflétera aussi un peu dans le mouvement folk naissant en France: le jeu du langspil à l'archet est adapté à l'épinette des Vosges (par Jean-Loup Baly) en France, et quelques articles le mentionnant paraîtront dans l'une des revues du folk de l'époque (L'escargot folk?, N° 51, février 1978, pages 38-40, voir ci-dessous).

Article paru dans l'Escargot folk, numéro 51, 1978

Le Proto-langspil du Intelligent Instruments Lab de 'Université d'Islande, présenté en 2022, voir ici

Au début des années 1980, David G. Wood, un étudiant américain de l'Iowa State University a répertorié et mesuré l'ensemble des langspils conservés en Islande, dans le but  (David G. Wood et Njáll Sigurðsson, 1994, voir cette publication ici). Le but de sa recherche était la mise au point de kits de construction standardisés pour une utilisation par les enfants des écoles de musique comme instrument d'initiation musicale. 

Le violoniste Sigurdur Rúnar Jónsson (surnommé Diddi fiðla), la chanteuse Bára Grímsdóttir, Njáll Sigurdsson et le luthier Hans Jóhannsson ont tous joué un rôle important dans le renouveau du langspil en Islande, et sa connaissance à l'étranger.

Aujourd'hui, plusieurs musiciens utilise le langspil, comme l'ensemble Funi (Bára Grímsdóttir et Chris Foster, voir ici), l'ensemble Rikini (Spilmenn Ríkínís composé entre autres de la chanteuse Marta Halldórsdóttir et du musicien Örn Magnússon, voir ici), Eyjólfur Eyjólfsson (voir ici) et des luthiers, comme Jón Sigurðsson à Þingeyri (voir ici) construisent des instruments.  Le langspil a été réintroduit dans les écoles publiques et dans l'enseignement des écoles de musique.

Enfin, on doit mentionner la mise au point récente d'un "proto-langspil", une interface musicale mise au point par des chercheurs du Intelligent Instruments Lab (Iceland University of the Arts) et présenté en juin 2022 au NIME d'Auckland en Nouvelle-Zélande  (International Conference on NIME - New Interfaces for Musical Expression).

Les langspils anciens conservés

Détail du frettage chromatique d'un langspil.

cliquer sur la première image de la galerie pour visualiser en diaporama plein-écran

Photos de langspils en vrac! (pour la plupart tirées de l'article de Wood et Sigurðsson ou du site du MIMO.

Langspil ancien, propriété de Hilmar Örn Hilmarsson, photo reprise du site https://www.funi-iceland.com

Il y a aujourd'hui un peu plus d'une vingtaine de langspils anciens conservés en Islande, dont plusieurs au Musée national d'Islande (Þjódminjasafn íslands) à Reykjavik. David G. Wood, un étudiant américain de l'Iowa State University les a répertoriés et mesurés au début des années 1980 (David G. Wood et Njáll Sigurðsson, 1994, voir cette publication ici). La majorité des instruments comporte trois cordes, une touche diatonique et beaucoup sont fabriqués en pin. Quelques-uns possèdent une touche chromatique, et leur longueur varie de 73 cm à 104 cm.

D'autres langspil sont conservés dans des musées instrumentaux à l'étranger (par exemple le Kunstmuseum -anciennement Gemeentemuseum - de la Haye aux Pays-Bas et le Musée instrumental de Bruxelles en Belgique).

Langspil conservé au Musikmuseet de Copenhague.

Langspil conservé au Musée national islandais (Pjodminjasafn Islands) à Reykjavik.

Le langspil est le plus souvent diatonique mais la présence d'une touche chromatique (les frettes des demi-tons étant alors inclues dans un frettage diatonique plus large) n'estt pas rare.

Deux langspils anciens possèdent une touche réglable, les frettes en bois étant fixées sur une tige de bois sur laquelle elles peuvent glisser. L'échelle diatonique peut alors être ajustée par rapport aux bourdons par simple glissement d'une ou plusieurs frettes en fonction du mode souhaité.

Sur l'origine possible du langspil

Ólöf Jónsdóttir, Emmubergi á Skógarströnd, 1963. Photo Gísli Gestsson 1963.

Ferrotype, entre 1850 et 1900. Origine inconnu. Langspil?

https://dulcimer-noter-drone.blogspot.com/2009/04/face-from-past.html

Hortense Panum (The stringed instruments of the Middle Age, Londres, 1939) voit l'origine du langspil dans le langeleik norvégien. Pour elle, la tradition de jeu du fiðla, instrument à archet, et d'origine beaucoup plus ancienne en Islande que le langspil, aurait joué un rôle essentiel. Le langeleik norvégien, arrivé en Islande sur le terrain traditionnel de l'ancien fiðla, aurait naturellement été joué à l'archet et donné ainsi naissance au langspil. D'après elle, cette hypothèse est appuyée par le fait que les termes lanspelet ou langspel, et même langspil sont parfois utilisés en Norvège pour désigner le langeleik. Mais ce dernier est joué avec plusieurs doigts de la main gauche, contrairement au langspil dont la corde mélodique est pressée sur la touche frettée par le pouce ou l'ongle du pouce de la main gauche. Panum pense qu'au début, le langspil a été joué à la manière du langeleik, donc avec les doigts de la main gauche appuyant la corde mélodique sur la touche frettée, et de citer un vers d'un vieux poème islandais pour étayer cette hypothèse: "La petite Marja jouait bien du langspil, avec dextérité, elle bougeait ses doigts souples". Enfin, Hortense Panum ajoute qu'il est courant d'observer une diminution du nombre des cordes quand un instrument passe du jeu au plectre ou aux doigts au jeu à l'archet.

Mais il est possible aussi que le jeu à l'archet vienne tout simplement du continent, car cette technique de jeu est mentionné dès 1699 pour des instruments semblables au langspil, comme le Noordse balk frison par exemple; de plus, on trouve aussi le jeu à l'archet d'une cithare à touche et à deux cordes rudimentaire en Finlande (kanteleharppu), et les Mennonites d'Allemagne et des Pays-Bas qui ont émigrés vers les États-Unis ont apporté avec eux la technique de jeu à l'archet de leur Scheitholt ou Noordse balk : pour plus de détail sur tout ça, voir ici sur ce site la section spécialement dédiée au jeu à l'archet.

Bibliographie et liens pour cette section

Armitage, Jack et al. : "The Proto-Langspil: Launching an Icelandic NIME Research Lab with the Help of a Marginalised instrument, NIME 2022 , Auckland (NZ), juin 2022

Eyjólfsson, Eyjólfur et Contri, Fabrice : "L'imaginaire sonore du langspil", Cahiers d'ethnomusicologie (adem.ch) , numéro 34, 2021: pages 95-116

Heimisdóttir Hildur : "Langspil and Icelandic Fiðla - The history, construction and function of the two Icelandic folk-instruments",(voir ici) mémoire pour le Candidate studies for the violoncello, Det Jyske Musikkonservatorium, Aarhus, 2012

Mackenzie, George Steuart : "Travels in the Island of Iceland during the summer of the year 1810", Cambridge University Press, 2011

Panum, Hortense : "The Stringed Instruments of the Middle Ages", éditions W. Reeves, London, 1939

Salt, Betsy :" The Icelandic Langspil" (voir ici), in Dulcimer Players News N° 14, 1988, page 17

West, John, F. : "The Journals of the Stanley Expedition to the Faroe Islands and Iceland in 1789", Føroya Fród skaparfelag, volumes, 1970-1976

Woods, David G et Njáll Sigurðsson : "Íslenska langspilið Sagaþess, smíði og notagildi til náms og kennslu" (voir ici, titre anglais original : "The Icelandic Langspil History, Construction and Educational Implications"), 1994

Dessin au stylo à bille de Jean-François Mazet, 2013